Le petit-déjeuner : la surprenante histoire du premier repas mondialisé
Café noir ou chocolat chaud ? ☕ Salé ou sucré ? 🥐 L’histoire de notre premier repas de la journée réserve bien des surprises ! On a souvent l’impression que le petit-déjeuner est un rituel immuable et universel. On a l’impression d’avoir toujours entendu : “Tu n’as rien mangé ce matin ?”.
Pourtant, comme nous l’explique l’historien et géographe Christian Grataloup, cette habitude ne date que de trois siècles environ.
C’est une histoire fascinante de saveurs, de rythmes, mais aussi d’objets. Le petit-déjeuner est devenu “petit” quand le monde est devenu “grand”. C’est le tout premier repas à s’être mondialisé, et ce, dès le 18e siècle, grâce au thé, au café et au chocolat venus des trois autres parties du monde. Embarquons pour ce voyage ! 🚀
Quand le déjeuner est devenu “petit”
Faire l’histoire du petit-déjeuner, c’est d’abord s’intéresser au rythme qui scande nos journées, et aux mots que nous utilisons.
Une scène de 1739 : “Le Déjeuner” du peintre François Boucher
Les tableaux nous aident parfois à comprendre le quotidien d’autrefois. Prenez “Le Déjeuner” (1739) de François Boucher, peintre de la cour de Louis XV.
Que voit-on ? Des tasses, et l’homme tient ce qui ressemble à une théière ou cafetière. Ils boivent une boisson chaude, du chocolat ou du café, au saut du lit. Au début du siècle des Lumières, c’est une immense nouveauté !
L’étymologie : rompre le jeûne
Mais pourquoi “petit-déjeuner” ? Au fil des 18e et 19e siècles, particulièrement en France, les horaires des repas se décalent.
- Le dîner (autrefois à midi) glisse vers la fin d’après-midi.
- Le souper se prend tard dans la nuit.
- L’ancien déjeuner (le repas du tableau de Boucher, pris le matin) se décale à midi. 🌤️
Il faut donc un nouveau nom pour le repas pris au lever : ce sera le “petit-déjeuner”. L’étymologie est claire : “dé-jeuner” signifie rompre le jeûne. C’est d’ailleurs la même racine dans beaucoup d’autres langues :
- 🇬🇧 Anglais : Breakfast (to break the fast)
- 🇪🇸 Espagnol : Desayuno
- 🇸🇳 Wolof : Ndéki (un mot qui viendrait de “ressusciter”)
D’autres langues préfèrent l’idée du “premier repas”, comme l’italien (primacolazione) ou l’allemand (Frühstück).
La révolution dans nos tasses : l’arrivée des boissons mondialisées
Ce qui a tout changé, c’est l’arrivée de trois denrées exotiques : le café, le thé et le chocolat.
Le trio exotique : thé, café, chocolat ☕
Ces trois boissons viennent de (très) loin et ne peuvent être cultivées en dehors des zones tropicales ou subtropicales :
- 🌱 Le théier est un arbuste d’Asie (apprécié des Anglais dès le début du 18e siècle grâce à la Compagnie des Indes).
- 🌳 Le cacaoyer est un arbre d’Amérique (apprécié dès la fin du 16e siècle en Nouvelle-Espagne et à Madrid).
- 🌲 Le caféier est un arbre d’Afrique (qui s’impose au 17e siècle en Europe après s’être diffusé dans les empires Perse et Ottoman).
Le sucre : l’ingrédient indispensable et tragique 😥
Ces plantes que l’on infuse, broie ou pile, étaient souvent trop amères pour nos papilles matinales. 😋 Pour s’imposer, les Européens y ont ajouté massivement… du sucre.
Le sucre de canne est une autre plante tropicale ! Christophe Colomb en avait déjà dans les cales de ses caravelles lors de son deuxième voyage pour tester sa culture sur les terres “nouvelles”. Les Antilles se sont révélées parfaites pour ces plantations. La traite négrière a suivi de peu… 😞
Pour en savoir plus, voici un article captivant sur l’histoire du sucre : Le sucre : 500 ans d’histoire
C’est l’explosion de la consommation de thé, café, chocolat et surtout de sucre au 18e siècle qui a multiplié les plantations et intensifié ce commerce tragique. Le petit-déjeuner est donc, dès son origine, fils de la mondialisation et de ses drames.
Une nouvelle vaisselle pour de nouvelles habitudes
Qui dit nouvelles boissons, dit nouvelle vaisselle ! 🍽️
De la porcelaine de Chine à la tasse à anse
La consommation de ces breuvages coïncide avec l’arrivée de la porcelaine de Chine dans les cales des navires des Compagnies des Indes. La tasse, elle, était arrivée au 17e siècle avec le café, via la Méditerranée orientale (tasse turque/arabe), elle-même inspirée du bol à thé chinois.
Mais cela ne collait pas aux rites européens. En Europe, on porte la tasse à ses lèvres ; en Orient, on porte sa tête au bol. Les premières porcelaines européennes (Meissen, 1708, merci l’espionnage industriel !) copient les modèles chinois sans anse. Mais très vite (vers 1740), les Européens inventent un ensemble typique pour boire “à l’européenne” : la tasse avec une anse et la sous-tasse.
Théière, cafetière et la curieuse chocolatière
On verse ces boissons depuis des récipients spécifiques, dérivés de la théière chinoise, mais adaptés :
- La théière 🫖 : plus large, pour dégager les arômes.
- La cafetière : plus haute, pour garder la chaleur.
- La chocolatière 🍫 : elle avait une très grande particularité ! Un trou dans le couvercle. Pourquoi ? Pour y passer un “moussoir” (un fouet à chocolat) afin de faire mousser le chocolat.
Le rythme de l’industrie : l’invention du réveil-matin ⏰
On oublie l’importance primordiale de cet objet, aujourd’hui invisible car intégré à nos téléphones : le réveil-matin !
Se lever à heure fixe
Le réveil mécanique réglable apparaît en 1847. Il devient le symbole de la Révolution industrielle. Il faut se lever à heure fixe pour tenir les cadences des usines et des manufactures, pour optimiser le temps des travailleurs.
Un repas utilitaire et codifié
Dès lors, la sonnerie du réveil 🔔 indique qu’il est temps de commencer la journée par un repas. Le petit-déjeuner change de nature. Il devient codifié, utilitaire. Les journées sont harassantes.
- On encourage la consommation d’excitants (thé, café). En 1819, le chimiste allemand Ferdinand Runge identifie la caféine et ses vertus. ⚡
- On conseille aussi de manger du pain, des céréales, du sucre (apport calorique suffisant) pour tenir.
Le petit-déjeuner doit accélérer la transition entre le temps du repos et le temps dense du travail.
Le chocolat, la boisson (désormais) des enfants
Et les enfants dans tout ça ? Ce n’est que dans la seconde moitié du 19e siècle que le cacao devient leur boisson. Au siècle précédent, il avait une réputation ciblant surtout les adultes ! On lui attribuait des vertus aphrodisiaques. Casanova lui-même écrivait qu’il y avait “mieux que le champagne pour mettre les dames en condition : le chocolat”. 😉
C’est la découverte que le cacao, contrairement au café et au thé, était absent de caféine (ou presque) qui l’a rendu “inoffensif” et l’a destiné au bol des enfants.
De Kellogg’s au “Granola” : l’ère de l’industrialisation
Le caractère codifié et répétitif du petit-déjeuner en a fait le front pionnier parfait de l’industrie alimentaire dès la fin du 19e siècle.
Le premier repas standardisé
L’élément symbolique de cette industrialisation ? L’invention du Dr Kellogg : les Corn Flakes (1906). 🥣
Tout au long du 20e siècle, l’industrie agroalimentaire va accélérer la démocratisation des produits consommés au petit-déjeuner, le rendant de plus en plus standardisé :
- ☕ Jacques Vabre popularise le café moulu sous vide dans les années 1960.
- 🍫 La maison hollandaise Van Houten avait inventé le cacao soluble dès 1828.
- 🫖 Les sachets de thé se diffusent grâce à des entrepreneurs comme Thomas Lipton.
Le petit-déjeuner aujourd’hui : entre tradition et déstructuration
Alors que nos déjeuners et dîners se sont mondialisés récemment (en accueillant les tacos 🌮, les sushis 🍣, etc.), le petit-déjeuner, lui, l’était déjà depuis le 18e siècle !
Aujourd’hui, il se transforme.
- Le brunch 🥂 reste souvent l’apanage des matinées dominicales.
- Chez les plus jeunes, le repas matinal s’individualise, se déstructure, sous la contrainte de choix personnels :
- Choix éthiques (lait d’amande 🥛 pour ne pas consommer de produit animal).
- Choix diététiques (cocktails complexes de graines : sarrasin, chia, lin dans les “granolas”).
Conclusion : un repas qui raconte le monde 🌍
Le petit-déjeuner “classique” (boisson chaude + tartine/viennoiserie) résiste, mais ses jours sont peut-être comptés. Il aura tout de même régné trois siècles et conquis une grande partie du monde !
Né en même temps que la gastronomie, le petit-déjeuner en est le double inversé : il se doit d’être répétitif, banal et peu inventif. Mais son invention a mis en jeu tout un monde d’objets (de la tasse au grille-pain) et avec eux, l’histoire même de la mondialisation, faite d’exploitation économique et de circulation culturelle. 🚢
Finalement, faire l’histoire du petit-déjeuner nous renvoie à l’histoire du matin, et donc… de la nuit qu’on a passée ! Saviez-vous qu’on ne dort d’un bloc que depuis le 19e siècle ? L’historien Roger Ekirch, dans son livre “La grande transformation du sommeil”, raconte comment la Révolution industrielle a bouleversé nos nuits, mettant fin à l’ancien régime du “double sommeil” (interrompu par une période d’éveil autour de minuit). Une autre histoire fascinante !
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